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TÉMOIGNAGE:vivre ensemble?


10/11/2013 à 11h33

Ma grand-mère vote FN, mon amie dit « chinetoque » : fragments d’un racisme ordinaire


A la maternelle, mes deux meilleurs amis s’appellent Jérémie Cohen et Abdulaï Bourouissa. Tous deux sont français, et je ne me pose pas la question de savoir s’ils sont juifs, musulmans, catholiques ou athées. Ce sont mes deux petits copains, et on s’amuse bien.

En CP, ma meilleure amie, Estelle, est chinoise. Elle ne parle pas beaucoup le français, mais on s’entend bien. Pas longtemps après, je tombe amoureuse de Philippe da Silva.

MAKING OF

Elisa G. (le prénom a été changé) est née en 1983. Elle a un grand-père chinois, est titulaire d’un doctorat. Rue89

 

En classe de CE1, un scandale éclate parce qu’une de mes amies a traité un camarade de « sale juif ».

J’ai 8 ans. En passant devant une librairie, je vois un livre dont la couverture montre une femme qui baisse sa tête, couverte d’un voile. Le titre : « La Femme lapidée ».

Je demande à ma mère ce que ça veut dire, « lapidée ». Elle m’explique. Je marmonne un truc du genre : « Ils sont méchants, les musulmans ».

Mon père soupire et dit tristement à ma mère : « Tu vois, c’est comme ça que ça démarre, le racisme. »

Quand j’ai commencé à haïr ma grand-mère

Je suis blanche. Enfin, j’en ai l’air… je ne suis qu’aux trois quarts « gauloise » : mon grand-père maternel, mort quand ma mère était adolescente, était chinois.

Il avait rencontré ma grand-mère pendant la guerre, paraît-il. Ou avant, je ne sais pas : ma mère n’en a jamais beaucoup parlé, et je doute même qu’elle en sache grand chose.


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Une chose est certaine : il y a une dizaine d’années, ma mère et ma grand-mère se brouillent gravement : ma grand-mère et son mari ont voté Front national aux élections…

C’était en 2002, la présidentielle qui a vu Jean-Marie Le Pen se qualifier pour le second tour.

Ma grand-mère, donc, vote FN. Elle parle de « nègres ». Encore adolescente, je n’arrive pas à comprendre qu’elle ait pu se marier et avoir deux enfants avec un Chinois, et tenir plus tard des propos racistes.

J’ai haï ma grand-mère pour cela. Je la haïrais encore, si cela ne faisait pas tant de peine à ma mère, qui m’incite à relativiser et m’assure que le monde n’est pas en noir et blanc.

J’ai surtout haï ma grand-mère pour avoir interdit au père de ses enfants de leur apprendre à parler sa langue.

En 2002, Le Pen est un guignol, et cet horrible malentendu sera bientôt derrière nous

Grandissant à Paris, dans une partie relativement bourgeoise mais pas exclusivement blanche de la ville, je ne me rends pas compte de grand-chose. (Bien sûr, il y a certains quartiers et certaines banlieues alentours dans lesquels je ne mets pas les pieds de toute mon enfance.)

En voyage aux Etats-Unis dans les années 90, notamment à Détroit, je trouve très étrange que d’une rue à l’autre, la population passe de « blanc BCBG » à « noir cracké jusqu’aux yeux ».

Au collège, un type de ma classe, Marko, dont les parents sont yougoslaves, se fait tabasser par un dénommé Qasim. Question du professeur de maths à propos de l’agresseur : « C’est un Français ? » Un de mes amis ne cesse de répéter cette phrase, qui a échappé à notre enseignant. Je ne comprends pas bien pourquoi il bloque là-dessus.

J’ai 19 ans. Mon petit ami de l’époque part manifester spontanément, comme beaucoup d’autres. Aujourd’hui, la garde des Sceaux est traitée de « guenon » par une gamine lobotomisée par le racisme ordinaire. Quand irons-nous manifester ?

En 2002, je ne vais pas manifester : je ne vois pas l’intérêt : Le Pen est un guignol, toute cette agitation est hors de propos, cet horrible malentendu sera bientôt derrière nous.

Plus tard, je suis étudiante en échange universitaire, aux Etats-Unis. Pour les « aliens » que sont les étudiants « internationaux », tourner les Américains en dérision est le sport de rigueur.

Nous ne faisons pas partie de ces vilains impérialistes, non Monsieur. Je me sens donc d’autant plus trahie lorsqu’un de mes amis, Indien du Kerala (lui-même méprisé par ses compatriotes originaires de Delhi ou de Mumbai), me lance que de toute façon, je viens moi-même d’une ancienne puissance coloniale.

Je pensais que nous étions tous anti-Américains, unis dans notre morgue anti-impérialiste : me voici ramenée à mon statut de française, je suis blanche, je suis du Premier Monde, donc je ne comprendrai jamais rien à rien.

Devenue adulte, je commence une thèse sur une artiste afro-américaine qui remue la mémoire américaine et l’héritage psychologique, social, économique et politique de l’esclavage.

Je m’insurge, je m’indigne : l’histoire américaine est vraiment atroce. Esclavage, extermination des « natifs » Américains, ségrégation, lynchage, inégalités. « I’m so ashamed of being white… » (« j’ai tellement honte d’être blanche »).

Mais finalement, tout cela demeure mon objet d’études. J’ai beau passer pour blanche, le fait d’être française me protège de tout ce passé traumatique, de tout ce présent dégueulasse : le racisme, c’est un truc de Ricains.

Je suis du bon côté. Mon pays est celui de l’assimilation. Je rentre en France.

On ne dit pas Dumas était un quarteron

La présidence Sarkozy : le racisme sort de la bouche des gouvernants. Ça fait tache. Les consciences se réveillent : on commence à se rendre compte que le racisme n’est pas le seul fait de bouseux abrutis par la misère et la télévision, qu’il est en train de se décomplexer.

Un de mes bons amis, spécialisé en philosophie, a mal tourné : il fait désormais partie d’une cellule néo-fasciste.

Une amie me raconte qu’un de ses étudiants, par provocation, s’est vanté auprès d’elle d’avoir mis un Rom en cage, une nuit, près de la gare du Nord, avec ses copains (l’un d’entre eux est maître-chien).

Je dois sans cesse corriger une amie, qui a tendance à utiliser le terme « chinetoque ». Elle part au quart de tour lorsqu’on ne prononce pas son nom de famille avec l’accent approprié (espagnol, en l’occurrence).

J’essaie d’expliquer aux amis de cette amie que l’humour ne justifie pas tout, que n’importe qui ne peut pas rire de n’importe quoi, que les blagues racistes ou sexistes constituent une forme d’agression larvée qui n’a rien à voir avec la liberté d’expression.

Que le rire est certes une façon de créer du lien communautaire, mais que ce lien se crée contre l’autre, l’étranger, l’ennemi.

Ce n’est qu’au cours de mes recherches en études africaines-américaines que j’apprends qu’Alexandre Dumas était quarteron. (Aux Etats-Unis, on dirait « noir ».) On ne nous l’avait jamais dit, à l’école.

« Les Chinois, ils puent tous le nem »

Je tique lorsque j’entends un enfant (cinq ans) se mettre pour rire, à faire semblant de « parler chinois » : « Tching tchong tchung tcheng tchang ». Et les grimaces qui vont avec. Je râle, car je suis devenue tellement paranoïaque sur ces questions que je m’emporte désormais pour tout et n’importe quoi.

Sa mère, une amie, se met en colère et me dit d’arrêter de m’en prendre à son fils, qu’elle aimerait bien voir qui de mon cercle d’amis est noir, rebeu, chinois. J’ai voulu faire l’ange : résultat, je fais la bête. Nous ne nous reparlerons pas pendant des mois.

J’accompagne mon petit ami à un déjeuner en proche banlieue parisienne (Neuilly). Tout à coup, notre hôtesse, un peu éméchée après quelques verres de rosé (on a aussi mangé du saucisson), se lance dans une diatribe contre les Chinois, « qui ont tous la même tête, et qui puent tous le nem ». (Meuf : « nem » est un terme viêt, à ma connaissance.)

Je suis tellement choquée que je ne l’engueule pas. Que je ne pars pas en trombe. Que je ne lui fais pas remarquer que sa sortie était raciste. Mon petit ami a vu mes yeux noircir, et acquiesce sans trop la ramener quand, cinq minutes plus tard, l’air de rien, je lui demande qu’on s’en aille. (Il me jure que cette fille n’est que la copine d’un ami d’ami d’ami.)

Mais ce sont cinq minutes de trop. Pendant ces cinq minutes, je me suis rendu compte que ces jeunes gens, qui appartiennent à la bourgeoisie française, font partie des décideurs de demain. Que les Blancs racistes se sentent en sécurité parce qu’ils pensent être entre eux – l’intruse que je suis ne se remarque pas, il faut avoir l’œil bien exercé pour voir la Jaune dans cette femme aux cheveux roux.

Je m’en veux encore de n’avoir rien dit. Cette personne va continuer à sévir en toute impunité, elle ne saura jamais qu’elle est abjecte ; elle élèvera ses enfants à penser les mêmes conneries qu’elle. Et ils auront un pouvoir de nuisance sans doute non négligeable. (Mais pas de fatalisme : peut-être se détacheront-ils du modèle parental.)

« Pas mal, hein, la petite bamboula ? »

Le racisme ordinaire est le fait de personnes éduquées, à l’abri du sentiment de frustration que procure l’impuissance politique et économique.

Un ami à moi, qui travaille avec un homme politique important, me confie que cet homme (ne sachant pas que ledit ami est homosexuel) lui a lancé, un jour à propos d’une stagiaire d’origine camerounaise, clin d’œil à l’appui : « Vous l’avez vue ? Pas mal, hein, la petite bamboula ? »

Dans la rue, une femme ivre m’interpelle :

« Toi ! Eh, toi ! T’as une drôle de tête...
– C’est à moi que vous parlez ? 
– Ben ouais, à toi ! Pas à ton pote, lui il a juste une gueule de métèque. »

Le pote en question se marre, et me dit de ne pas m’en faire, alors que la situation me retourne l’estomac.

On dira que ces petites histoires d’intellectuelle blanche surprotégée, bien-pensante et politiquement correcte n’intéressent personne.

Pourtant, le racisme ordinaire se niche dans de petits faits verbaux, de petites plaisanteries et des micro-agressions que l’on a vite fait de mettre derrière soi pour vaquer à ses occupations, pour ne pas avoir le sentiment d’être en permanence sur le pied de guerre, en lutte contre une société raciste et sexiste.

Et ce racisme ordinaire peut, à force, unifié, accomplir de grandes choses.

Une même logique, la déshumanisation

Surtout, il concerne tout le monde, et pas seulement les gens « de couleur » (il FAUT élaborer une autre terminologie). De même que l’antisémitisme ne concerne pas seulement les juifs, le sexisme les femmes, l’homophobie les homosexuels.

Je n’aime pas faire des amalgames entre toutes les « minorités opprimées ». Pourtant, malgré des histoires différentes et un rapport au corps qui n’est pas identique, il faut reconnaître que les phénomènes de rejet relèvent de la même logique, celle de la déshumanisation.

Le racisme est une psychopathologie. Une sale maladie. Il n’atteste pas seulement la peur de la différence apparente ; le racisme naît aussi de la paresse intellectuelle, celle qui préfère réduire autrui à un stéréotype, à une identité « prête à appréhender » afin d’esquiver la complexité de chaque être humain.

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