An 51 après Taubira
Paris, 2064. Ou plutôt devrais-je préciser ; an 51 après Taubira. Trois jeunes personnes se tiennent sur une terrasse. Vous ne connaitrez pas leur sexe, ce serait discriminatoire de ma part. Ils s’appellent Théal, Julienor et Friskane. Mais cela ne vous aide en rien car, en cette merveilleuse année, tous les prénoms sont mixtes.
Comme tous leurs semblables, ils sont vêtus d’un jeans bleu malte, couleur réglementaire de l’année, et d’une veste noire boutonnée jusqu’au cou. Tous ces êtres humains portent des cheveux longs. La longueur légale se situant entre 15.2 et 15.7 centimètres. Toute infraction est bien entendu susceptible de sanctions de la part de la police de l’égalité. Fumant paisiblement leur dose journalière de cannabis recommandée par les autorités sanitaires, ils ne remarquent pas l’arrivée de Bastielle.
- Ca y est mes amis ! Je l’ai ! Dit-il (ou dit-elle… peu vous importera.)
- De quoi, Bastielle ?
- J’ai obtenu mon permis de parent !
- Ah ! Félicitations, reprirent en chœur ses congénères.
- Alors, comptes-tu acquérir un enfant bientôt ? Demanda Théal.
- Je viens de recevoir les devis de la part de plusieurs sociétés. Mais ce n’est pas donné !
- Tu m’étonne, il faut avoir une paie de député pour pouvoir s’en payer ! Renchérit Julienor.
- Tu comptes le prendre comment ? S’interrogea Friskane.
- Je ne sais pas encore...
Bastielle sortit de sa poche un engin qui projeta des hologrammes.
- Regardez, reprit Bastielle, sur le site de la Banque Centrale Internationale des Gamètes on peut choisir des échantillons et multiplier les combinaisons afin d’obtenir satisfaction…
- Ah oui, c’est bien fait. Tu as vu, tu peux même voir à quoi ressemblera ton enfant dans dix ans ?
- Oui, mais attention, c’est indiqué « photo non contractuelle ». C’est un peu comme lorsque tu choisis la peinture d’une voiture, la réalité est toujours différente des images…
- Eh ouais ce sont des malins ! Ils font ça pour ne pas qu’on intente un procès contre eux…
- De toute façon je crois que je n’aurais jamais assez d’argent… s’apitoya Bastielle.
- Tu as pensé à vendre tes gamètes ?
- Elles sont classées catégorie D. Pas terrible, ça ne me rapporterait que 15 Mondos l’unité.
- Sinon tu peux toujours utiliser ton corps pour porter l’enfant d’un autre… Je connais un copain qui organise des rencontres au black. Tu es payée deux mille Mondos par enfant.
- Ça peut être intéressant, conclut Bastielle.
Un silence envahit la table et ne fut brisé que par l’intervention de Julienor.
- Pourquoi tu n’en fais pas un naturellement ?
- Tu es dégueulasse. Tu as pensé aux maladies que l’on peut attraper ? Et puis, du sperme tout chaud et liquide dans un vagin, tu parles d’un tableau… Ah… tu vas me faire vomir.
- Le pire c’est qu’il y a encore des gens qui s’imaginent concevoir leur enfant comme ça, ajouta Théal.
- Ils ne se rendent pas compte que leur progéniture peut être atteinte de maladies génétiques ! Ce sont des égoïstes, affirma Friskane.
- Sinon il te reste toujours la solution d’en prendre un d’occasion sur lebongosse.com ! S’exclama Théal.
- J’y ai pensé, avoua Bastielle. Mais bon c’est chiant de ne pas pouvoir le personnaliser. En plus on n’est jamais sûr des vices cachés de la part des vendeurs.
- L’idéal, coupa Théal, c’est d’en choisir un qui est mis en vente suite à un retrait de permis de parent. Tu as parfois de bonnes affaires à réaliser.
- Oui, mais le problème avec les occasions, c’est qu’après ce ne sont plus des premières mains… et la revente est plus difficile.
- C’est vrai que ce n’est pas un avantage… Si ça se passe mal, tu auras des difficultés à t’en débarrasser de nouveau. Non, tu as bien raison : mieux vaut l’acheter neuf. En plus, tu as la possibilité de le faire élever par l’entreprise la première année, ce qui te permet d’éviter les nuits blanches et tous les problèmes liés au début de l’enfance…
- Moi ça me choque votre vision des choses, intervint Julienor. Que l’on traite des enfants comme des objets, ce n’est pas sain.
- Mais quel extrémiste ! Tu parles comme ces fanatiques qui posent des bombes dans des trains au nom de leur indépendance. On est en 51, il serait peut-être temps d’évoluer !
Des personnes se tournèrent en direction de la table. Les regards étaient glaciaux, suspicieux. Il n’était pas convenable de prononcer certaines paroles allant à l’encontre de la liberté. La police de l’égalité veillait au grain et ne manquait pas d’intervenir pour une arrestation générale.
- Je ne pense pas, affirma Julienor. Regardez notre évolution de ces cinquante dernières années : Au nom de la liberté, de l’égalité, nous avons tout uniformisé pour ne pas subir de discriminations. Au final, peu d’entre nous ont accès aux fonctions les plus fondamentales et seule notre élite peut se permettre de négocier des dizaines d’enfants qu’ils personnalisent selon leurs goûts. Moi, je trouve ça étrange.
- Ah, ça y est ! La théorie du complot ! Encore un complotiste ! Et quelle serait la finalité ? Faire de nous une fédération mondiale où tous les individus seraient similaires, de simples consommateurs, sous l’influence d’une élite omnipotente ! Tu es stupide. Un fasciste ! voilà ce que tu es.
- Je ne suis pas fasciste. Et puis, pour rappel, les fascistes sont plutôt ceux qui rendent légitime l’eugénisme tel que nous l’avons progressivement développé au sein de notre société et tel que les nazis le cautionnait un siècle plus tôt.
- Julienor, reprit Théal, tes arguments ont tous été descendus en bloc par la presse. Et puis, tu as lu comme nous les récentes études et statistiques publiées par l’Agence Internationale de Presse : Les êtres humains se portent de mieux en mieux, vivent plus longtemps, et n’ont jamais été aussi heureux que lors de ces cinquante dernières années.
- Si tu le dis…
Julienor se résigna et croisa ses bras.
- Ne fais pas la tête, reprit Bastielle. Non mais, rends-toi compte : tu as les mêmes idées que ceux qui s’opposaient à la procréation artificielle avant la loi Taubira. Heureusement, le monde a évolué depuis. Cette femme nous a apporté le progrès ! Ca a permis de libéraliser une société qui était archaïque, où un père et sa fille, tous les deux majeurs, ne pouvaient même pas se marier ensemble et ce, même si leur patrimoine génétique était différencié.
- C’était vraiment une époque de culs serrés, ria Théal.
- Le pire c’est que la Suisse avait rendu cette situation légale bien avant nous… Non mais tu imagines qu’à cette époque, les gens ne pouvaient même pas se marier à plusieurs ? Elle était où la liberté individuelle ?
- Le pire, ajouta Théal, c’est que c’était passible d’emprisonnement… Vraiment pitoyable. Je me demande comment faisaient les gens avant pour vivre. Moi je suis marié avec trois autres personnes et on a encore du mal à régler notre loyer en fin de mois. Pourtant on travaille tous…
- Laisse tomber Bastielle, coupa Théal. Ce sont tous des faschos les gens de nos jours. Pour donner des leçons de morales ce sont les premiers, mais pour sauver l’amour il y a plus personne.
- Vous m’écœurez, conclut Julienor.
Ce dernier se leva et quitta ses amis. Et tandis que cette personne s’éloignait, Théal interloqua les autres.
- Bizarre Julienor. Moi je pense qu’il faut s’en méfier.
- T’as bien raison Bastielle… tu crois que l’on devrait le dénoncer à la police de l’égalité ?