Produire des « États ratés »
Washington est passé maître dans l’art d’affaiblir ses cibles en y développant un terrorisme intérieur, puis de les accuser d’être responsables des crimes qu’il a commandités. Cette méthode lui permet à la fois de justifier une intervention militaire et de la conduire sans risque. Le schéma bien rôdé que décrit ici Edward S. Herman est aujourd’hui appliqué à la Syrie.
- Un cadre d’Al-Qaida venu en Syrie avec des officiers occidentaux. On ne change pas des recettes qui marchent.
Pendant la guerre du Vietnam, au-dessus de l’entrée d’une base US on pouvait lire : « Killing Is Our Business, and Business Is Good ». (Tuer c’est notre affaire, et les affaires marchent fort). Et en effet, les affaires marchaient vraiment très fort au Vietnam (de même qu’au Cambodge, au Laos ou en Corée), où on comptait par millions le nombre de civils tués. D’ailleurs elles se sont plutôt bien maintenues aussi après la guerre du Vietnam. Les massacres ont continué sur tous les continents, aussi bien directement que par l’entremise de « proxies » [1], partout où la « sécurité nationale » états-unienne avait besoin de bases, de garnisons, d’assassinats, d’invasions, de campagnes de bombardements, ou de sponsoriser des régimes assassins et d’authentiques réseaux et programmes terroristes trans-nationaux, pour répondre à la « menace terroriste » qui ne cesse de défier le pauvre « géant pitoyable » [2]. Dans son excellent ouvrage sur l’ingérence des États-Unis au Brésil [3], Jan Knippers Black montrait déjà il y a des années, combien l’acception merveilleusement élastique du concept de « sécurité nationale » peut être élargie, en fonction de ce qu’une nation, une classe sociale ou une institution estime qu’elle devrait pouvoir recouvrir. Au point que ce sont précisément « ceux dont la richesse et la puissance devraient en principe garantir la sécurité, qui sont en fait les plus paranoïaques et qui, par leurs efforts effrénés pour assurer leur sécurité, engendrent eux-mêmes leur propre [lot de] destruction » (Son ouvrage traitait du risque d’apparition d’une démocratie sociale au Brésil dans les années 1960, et de son élimination grâce au soutien US à une contre-révolution et à l’établissement d’une dictature militaire). Ajoutez à cela le besoin des entrepreneurs liés au complexe militaro-industriel, de favoriser des missions justifiant l’augmentation des budgets de défense, et la pleine et entière coopération des médias de masse à cette activité, et vous obtenez une terrifiante réalité.
En réalité ledit géant faussement paranoïaque s’est démené comme un beau diable pour produire des semblants de menaces à peu près crédibles, surtout depuis la chute de « l’Empire du Mal » que ce pays avait toujours prétendu « contenir ». Dieu merci, après quelques tentatives sporadiques de cristalliser l’attention sur le narco-terrorisme, puis sur les armes de destruction massive de Saddam Hussein, le terrorisme islamique tomba littéralement du ciel pour offrir à cette défunte menace un digne successeur, découlant tout naturellement de l’hostilité du monde arabe aux libertés états-uniennes et de son refus de laisser à Israël la possibilité de négocier la paix et de régler pacifiquement ses désaccords avec les Palestiniens.
En plus d’optimiser les massacres et les ventes d’armes qui en découlent, les États-Unis devenaient aussi de facto le premier producteur d’États ratés, à l’échelle industrielle. Par État raté [4], j’entends un État qui, après avoir été écrasé militairement ou rendu ingérable au moyen d’une déstabilisation économique ou politique et du chaos qui en résulte, a presque définitivement perdu la capacité (ou le droit) de se reconstruire et de répondre aux attentes légitimes de ses citoyens. Bien sûr, cette capacité de production des États-Unis ne date pas d’hier —comme le montre l’histoire d’Haïti, de la République Dominicaine, du Salvador, du Guatemala ou de ces États d’Indochine où les massacres marchaient si bien—. On a d’ailleurs pu constater récemment une prodigieuse résurgence de cette production d’États ratés, occasionnellement sans hécatombes, comme par exemple dans les ex-républiques soviétiques et toute une kyrielle de pays d’Europe de l’Est, où la baisse des revenus et l’accroissement vertigineux du taux de mortalité découlent directement de la « thérapie de choc » et de la mise à sac généralisée et semi-légale de l’économie et des ressources, par une élite appuyée par l’Occident mais aussi plus ou moins organisée et soutenue localement (privatisation tous azimuts, dans des conditions de corruption optimales).
Une autre cascade d’États ratés découlait par ailleurs des « interventions humanitaires » et changements de régime menés par l’OTAN et les USA, plus agressivement que jamais depuis l’effondrement de l’Union Soviétique (c’est à dire depuis la disparition d’une « force d’endiguement » extrêmement importante bien que très limitée). Ici, l’intervention humanitaire en Yougoslavie a servi de modèle. La Bosnie, la Serbie et le Kosovo furent changés en États ratés, quelques autres s’en sortirent chancelants, tous assujettis à l’Occident ou à sa merci, avec en prime la création d’une base militaire US monumentale au Kosovo, le tout érigé sur les ruines de ce qui avait jadis été un État social démocrate indépendant. Cette belle démonstration des mérites d’une intervention impériale inaugura la production d’une nouvelle série d’États ratés : Afghanistan, Pakistan, Somalie, Irak, République Démocratique du Congo, Libye —avec un programme similaire déjà bien avancé aujourd’hui en Syrie et un autre visiblement en cours dans la gestion de la dite « menace iranienne », visant à renouer avec l’heureuse époque de la dictature pro-occidentale du Shah—.
Ces échecs programmés ont généralement en commun les stigmates caractéristiques de la politique impériale et d’une projection de puissance de l’Empire. Ainsi par exemple l’émergence ou/et la légitimation (ou la reconnaissance officielle) d’une rébellion ethnique armée qui se pose en victime, mène contre les autorités de son pays des actions terroristes visant parfois ouvertement à provoquer une réaction violente des forces gouvernementales, et qui appelle systématiquement les forces de l’Empire à lui venir en aide. Des mercenaires étrangers sont généralement amenés à pied d’œuvre pour aider les rebelles ; rebelles indigènes et mercenaires étant généralement armés, entraînés et soutenus logistiquement par les puissances impériales. Ces dernières s’empressent bien sûr d’encourager et soutenir les initiatives des rebelles pour autant qu’elles leur paraissent propres à justifier la déstabilisation, le bombardement et finalement le renversement du régime cible.
Le procédé était flagrant durant toute la période du démantèlement de la Yougoslavie et dans la production des États ratés qui en sont issus. Les puissances de l’OTAN ayant alors pour objectif l’éclatement de la Yougoslavie et l’écrasement de sa composante la plus importante et la plus indépendante, à savoir la Serbie, elles encouragèrent à la rébellion les éléments nationalistes des autres républiques de la fédération, pour lesquelles le soutien voire l’engagement militaire de l’OTAN sur le terrain était naturellement acquis. Le conflit n’en fut que plus long et vira au nettoyage ethnique, mais pour ce qui est de la destruction de la Yougoslavie et de la production d’États ratés, ce fut une réussite [5]. Assez curieusement, c’est avec l’aval et la coopération de l’administration Clinton et de l’Iran qu’on importa entre autres mercenaires, des éléments d’Al-Qaïda en Bosnie puis au Kosovo, pour aider à combattre le pays cible : la République Serbe [6] [7]. Mais Al-Qaïda comptait aussi parmi les rangs des « combattants de la liberté » engagés dans la campagne de Libye, et elle est aussi une composante notoire (même le New York Times le reconnaît désormais, fut-ce avec un peu de retard) du changement de régime programmé en Syrie [8]. Bien sûr, Al-Qaïda avait aussi été auparavant une pièce maîtresse du changement de régime [de 1996] [9] en Afghanistan, puis un élément clé du retournement de situation du 11-Septembre (Ben Laden, leader rebelle saoudien de premier rang, d’abord sponsorisé par les États-Unis, puis lâché par ses sponsors, se serait ensuite retourné contre eux avant d’être diabolisé puis éliminé par ces derniers).
Ces programmes impliquent toujours une habile gestion des atrocités commises, qui permet de pouvoir accuser le gouvernement agressé d’avoir commis des actes de violence graves à l’encontre des rebelles et de leurs partisans, et ainsi de le diaboliser efficacement afin de pouvoir justifier une intervention plus massive. Cette méthode a joué un rôle clé pendant les guerres de démantèlement de la Yougoslavie, et probablement bien davantage encore dans la campagne de Libye et dans celle de Syrie. Elle doit d’ailleurs beaucoup à la mobilisation d’organisations internationales, qui prennent activement part à cette diabolisation en dénonçant les atrocités imputables au dirigeant visé, voire en le poursuivant et condamnant d’office au pénal. Dans le cas de la Yougoslavie, le Tribunal Pénal International pour l’ex Yougoslavie (TPIY), mis en place par l’ONU, travailla main dans main avec les puissances de l’OTAN pour s’assurer que la seule mise en accusation des autorités serbes suffirait à justifier toute action que les USA et l’OTAN décideraient d’entreprendre. Magnifique illustration de cette mécanique, la mise en examen de Milosevic par le Procureur du TPIY fut lancée précisément au moment où (en mai 1999) l’OTAN décidait de bombarder délibérément les infrastructures civiles serbes pour accélérer la reddition de la Serbie —alors que ces bombardements mêmes étaient des crimes de guerre caractérisés menés en totale violation de la Charte des Nations Unies—. Or c’est précisément le procès de Milosevic qui permit aux médias de détourner l’attention du public des exactions désobligeantes et illégales de l’OTAN.
De même, à la veille de l’agression de la Libye par l’OTAN, le procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) s’empressa de lancer des poursuites contre Mouammar el-Kadhafi sans même avoir jamais demandé le lancement d’une investigation indépendante, et alors qu’il était notoire que la CPI n’avait jusqu’ici jamais poursuivi personne d’autre que des chefs d’États africains non alignés sur l’Occident. Ce curieux mode de « gestion de la légalité » est un atout inestimable pour les puissances impériales et s’avère extrêmement utile dans la perspective d’un changement de régime comme dans la production d’États ratés.
Interviennent aussi des organisations humanitaires ou de « promotion de la démocratie », soi disant indépendantes, à l’instar de Human Rights Watch, de l’International Crisis Group ou de l’Open Society Institute, qui régulièrement se joignent au cortège impérial en dressant l’inventaire des seuls crimes possiblement imputables au régime cible et à ses dirigeants, ce qui contribue notablement à radicaliser la polarisation des médias. L’ensemble permet la production d’un environnement moral favorable à une intervention plus agressive au nom de la défense des victimes.
S’ajoute ensuite le fait que, dans les pays occidentaux, les dénonciations ou allégations d’atrocités commises —que viennent renforcer les images de veuves éplorées et de réfugiés démunis, les preuves apparemment patentes d’exactions odieuses et l’émergence d’un consensus sur la « responsabilité de protéger » les populations victimes du conflit— émeuvent profondément une bonne partie des milieux libertaires et de gauche. Nombre d’entre eux en viennent alors à hurler avec les loups et à s’en prendre eux aussi au régime cible, pour exiger une intervention humanitaire. Les autres s’enfoncent généralement dans le mutisme, rendus perplexes, certes, mais craignant surtout de se voir accusés de « soutenir des dictateurs ». L’argument des interventionnistes est que, au risque de sembler soutenir l’expansion de l’impérialisme, on se doit de faire exception lorsque des choses particulièrement graves ont lieu et que tout le monde chez nous s’indigne et demande qu’on intervienne. Mais on se doit aussi, pour se montrer authentiquement de gauche, de tenter une micro-gestion de l’intervention pour contenir l’attaque impériale —en exigeant par exemple qu’on s’en tienne à une interdiction de survol en Libye— [10].
Mais les États-Unis eux-mêmes ne sont pas l’une des moindres réussites de cette production d’États ratés. À l’évidence, aucune puissance étrangère ne les a jamais écrasés militairement, mais la base même de leur propre population a payé un tribut extrêmement lourd à leur système de guerre permanente. Ici, l’élite militaire, de même que ses alliés du monde de l’industrie, de la politique, de la finance, des médias et de l’intelligentsia, a très largement contribué à l’aggravation de la pauvreté et de la détresse généralisée, à la désintégration des services publics et à l’appauvrissement du pays, en maintenant la classe dirigeante, paralysée et compromise, dans l’incapacité de répondre correctement aux besoins et attentes de ses citoyens ordinaires, malgré l’augmentation constante de la productivité par tête et du PNB. Les excédents y sont intégralement captés par le système de guerre permanente et par la consommation et l’enrichissement d’une petite minorité qui —dans ce que Steven Pinker dans Better Angels of Our Nature appelle une période de « recivilisation »— combat agressivement pour pouvoir mener sa captation bien au-delà de la simple monopolisation des excédents, jusqu’au transfert direct des revenus, biens et droits publics de la vaste majorité de ses concitoyens (qui se démènent). En tant qu’État raté comme dans bien d’autres domaines, les États-Unis sont incontestablement une nation d’exception !
Traduction
Dominique Arias
[1] Proxies, groupes paramilitaires ou mercenaires formés, armés, financés et soutenus ou dirigés par une ou plusieurs grandes puissances pour déstabiliser un pays cible. Les conflits dits « de basse intensité » ou « dissymétriques » menés ainsi indirectement sont appelés « proxy wars ». bien que souvent présentée comme telle, une proxy war est tout sauf une guerre civile (NdT.).
[2] Dans les médias et le cinéma américain, les États-Unis sont fréquemment représentés comme un pauvre « géant pitoyable », malhabile et balourd. Cette représentation permet de minorer les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis délibérément et sciemment par ce pays, en les faisant passer pour autant de bourdes et de maladresses parfaitement involontaires. Le terme « casualties » (négligences) désigne par exemple les victimes civiles d’exactions militaires, lorsque celles-ci sont commises par les USA ou leurs alliés (NdT.).
[3] United States Penetration of Brazil, par Jan Knippers Black, Pennsylvania University Press, 1977, 313 pp.
[4] États ratés (failed states), terme de diplomatie internationale qui désigne les États incapables de maintenir ou développer une économie saine, fait écho à « rogue states » (États voyous) et à « smart states » (États malins : en l’occurrence ceux qui, à l’instar des États-Unis, évitent de déclencher et de mener officiellement eux-mêmes les guerres qui leur profitent (NdT.).
[5] Cf. “The Dismantling of Yugoslavia” (Le démantèlement de la Yougoslavie), par Edward S. Herman et David Peterson, Monthly Review, octobre 2007.
[6] Cf. : “Unholy Terror” [terreur impie ou invraisemblable ou contre nature, l’acception de Unholy étant très large], de John Schindler, article particulièrement démonstratif sur ce sujet et qui, de fait, n’apparaît plus nulle part, sauf sur Z-Magazine ! Voir ici mon “Safari Journalism : Schindler’s Unholy Terror versus the Sarajevo Safari’s Mythical Multi-Ethnic Project”, Z Magazine, avril 2008
[7] Sur le même sujet, voir aussi Comment le Djihad est arrivé en Europe, par Jürgen Elsässer, Xenia éd.
[8] “Al Qaeda Taking Deadly New Role in Syria Conflict”, par Rod Nordland, New York Times, 24 juillet 2012.
[9] Afghanistan :
Renversement de la monarchie 1978
Invasion soviétique en soutien au nouveau régime : 1979-1989
Guerre civile pro/anti-islamistes :1990-1996
Coup d’État et prise de pouvoir des Talibans : 1996
Début de l’intervention de Ben Laden dans le conflit : 1984
Création d’Al-Qaïda : 1987.
[10] Cf. Gilbert Achcar, “A legitimate and necessary debate from an anti-imperialist perspective,” [Un débat légitime et nécessaire à partir d’une perspective anti-impérialiste] ZNet, 25 mars 2011 ; et ma réponse dans “Gilbert Achcar’s Defense of Humanitarian Intervention,” [Gilbert Achar prenant la défense d’une intervention humanitaire] MRZine, 8 avril 2011, concernant « les finasseries de la gauche impérialiste ».