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  • Inégalités : le retour des pharaons

     

    mardi 14 mai 2013

    « Les inégalités ont toujours existé », entend-on souvent dire par ceux qui aimeraient banaliser leur flambée. Certes, mais elles étaient encore plus prononcées du temps des pharaons. Notre modernité s’inspirerait-elle donc du temps de l’Egypte ancienne ?

    Inde, Chine, Russie, Italie, Etats-Unis, pays du Golfe : l’essor des fortunes et du nombre de milliardaires paraît caractériser l’état des lieux, comme le détaille le dernier numéro du Monde diplomatique. Un dernier exemple vient de nous en être donné dans les entreprises américaines.

    Ainsi que le rappelle Business Week (1), qui ne passe pas pour une publication anticapitaliste, le très célèbre théoricien du management Peter Drucker avait théorisé en 1977 qu’une entreprise dans laquelle les écarts de salaires dépassaient un rapport de 1 à 25 voyait ses performances diminuer. Car plus les inégalités se creusent, plus une mentalité individualiste destructrice sape le travail collectif, l’esprit d’équipe et, au final, les résultats de l’entreprise, y compris pour ses actionnaires. Être payé autant en une journée que d’autres en un mois semblait donc représenter la limite à ne pas dépasser. Non pas tant pour les ouvriers et employés qui, en général, ne se font guère d’illusion sur le côté « famille heureuse » de la structure privée qui les emploie (« Ils sont déjà persuadés, écrivait Drucker, que leurs patrons sont des escrocs »). C’est donc plutôt de l’encadrement que les problèmes surgiraient : au-delà d’un certain écart de rémunération, le cynisme gagne, le cœur à l’ouvrage se perd, l’absentéisme s’envole.

    Logiquement, Business Week a donc voulu savoir quelle était la situation actuelle aux Etats-Unis. C’est peu de dire que l’écart de 1 à 25 est pulvérisé. J. C. Penney, qui vend des chemises et des pantalons bon marché, permet aussi à son patron de ne pas se soucier de faire des économies vestimentaires. Chaque jour, la rémunération de Ronald Johnson correspond en effet à plus de six années de salaire d’un de ses employés. Car l’écart va de 1 à 1 795 entre la paie annuelle du premier (53,3 millions de dollars) et celle du vendeur moyen (vraisemblablement une vendeuse…), de J. C. Penney (29 000 dollars). A Abercrombie (2), médaille d’argent de l’iniquité, l’écart va de 1 à 1 640.

    Parmi les autres « lauréats » de ce classement, Starbucks est cinquième (écart de 1 à 1 135). Et Ralph Lauren, Nike, Ebay, Honeywell, Walt Disney, Wal-Mart et Macy’s se disputent les vingt premières places. A Intel, centième (et dernier) de la liste, l’égalité n’est pas tout à fait réalisée non plus, mais l’écart n’est « que » de 1 à… 299 (3).

    Bien sûr, certains vont trouver injuste de mettre sur le même plan la rémunération d’un « capitaine d’industrie » — forcément brillant, talentueux, innovant — avec celle d’un de ses employés qui, lui, n’aurait d’autre souci dans la vie que d’obéir. L’étude d’une autre publication, tout aussi peu subversive que Business Week, risque par conséquent de les décontenancer. Consacrant un dossier détaillé aux « Entreprises plus fortes que les Etats », L’Expansion (mai 2013) a cette fois comparé la rémunération des patrons du privé avec celle de responsables politiques de premier plan, à qui il arrive peut-être, à la Maison Blanche ou à l’Elysée, de prendre des décisions qui ne sont pas insignifiantes. On apprend alors que M. Tim Cook, patron d’Apple gagne près de 1 000 fois le salaire annuel de son compatriote Barack Obama (378 millions de dollars dans un cas, 400 000 dollars dans l’autre). Et que M. Maurice Lévy, patron (intouchable) de Publicis, s’attribue 127 fois la rémunération de son compatriote François Hollande.

    (1) Elliot Blair Smith et Phil Kuntz, «  Disclosed : the pay gap between CEOs and employees  », 6 mai 2013.

    (2) L’enseigne de prêt-à-porter s’est encore illustrée récemment, comme le relevait Rue89, par son refus de faire don des vêtements invendus, préférant les brûler.

    (3) Le patron d’Intel, Paul Otellini, s’adjuge 17,5 millions de dollars par an, contre 58 400 dollars à son salarié moyen.

  • Bangladesh : la terreur du capitalisme

     

    13 mai 2013

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    Mercredi 24 Avril. Au lendemain de la demande faite par les autorités aux propriétaires de faire évacuer leur usine de confection, l’immeuble s’est écroulé. Le bâtiment, le Rana Plaza, situé dans la banlieue de Dhaka, à Savar, confectionnait des vêtements pour la chaîne de fabrication qui prend forme dans les champs de coton en Asie du Sud et finit dans les enseignes de distribution occidentales. Les vêtements de marques célèbres y sont cousus, comme le sont les habits que l’on retrouve disposés sur les étagères sataniques de Wal-Mart. Les secours ont pu sauver deux mille personnes à l’heure où nous écrivons, confirmant ainsi la mort de trois cents autres. Le bilan devrait inéluctablement s’alourdir (on en est à plus de 1100 aujourdhui, ndlr). Il est intéressant de mentionner que le tribut payé lors de l’incendie de la Shirtwaist Factory de New York en 1911 s’élevait à cent quarante-six personnes. Le bilan est à ce stade deux fois plus élevé à Dhaka. Cet « accident » survient cinq mois après l’incendie de l’usine de confection de Tazreen (le 24 Novembre 2012) qui a coûté la vie à cent douze travailleurs au moins.

     

     
    Dans les décombres du Rana Plaza.
    Photo de Taslima Akhter.

     

     

    La liste des « accidents » est longue et insoutenable. En Avril 2005, une usine de confection s’est effondrée à Savar, tuant soixante-quinze salariés. En Février 2006, une autre usine a connu le même sort, tuant dix-huit personnes. En juin 2010, un bâtiment s’est effondré à Dhaka, tuant 25 personnes. Telles sont les « usines » de la Mondialisation de ce 21e siècle – des abris à peine construits où la production s’opère lors de longues journées de travail, à l’aide de machines de piètre qualité et réalisée par des travailleurs dont les vies sont soumises aux impératifs de la production en « just in time ». Ecrivant alors sur le régime de production en Angleterre au 19e siècle, Karl Marx soulignait « Dans sa quête aveugle et sans limites, face à son appétit insatiable de productivité toujours accrue, le capital a non seulement outrepassé le seuil moralement acceptable, mais aussi les limites physiques d’une journée de travail. Il usurpe le temps nécessaire au développement, à la croissance et à l’entretien sain du corps. Il vole le temps requis à la consommation d’air frais et de soleil…sa seule préoccupation est d’utiliser uniquement et simplement le maximum de main-d’œuvre possible au cours d’une journée de travail. Il atteint son but en écourtant la durée de vie du travailleur, à la manière d’un fermier trop gourmand qui arracherait une production accrue de la terre en réduisant sa fertilité » (Capital, Chapitre 10).


    Ces usines du Bangladesh sont un exemple du paysage offert par la mondialisation et qui est reproduit dans ces usines le long de la frontière Américano-Mexicaine, à Haïti, au Sri Lanka, et à d’autres endroits qui ouvrent leurs portes au nouvel ordre de production et de commerce de l’industrie de la confection des années 1990. Des pays soumis, qui n’ont ni la volonté patriote de se battre pour leurs citoyens ni le moindre intérêt dans l’affaiblissement de leur ordre social à long-terme, se sont précipités pour accueillir la production textile. Les gros fabricants de textile ne voulaient plus investir dans des usines – ils se sont tournés vers les sous-traitants en proposant des marges très faibles et les forçant ainsi à gérer leurs usines comme de véritables prisons du travail. Ce modèle de la sous-traitance a permis à ces firmes de nier toute responsabilité pour ce que faisaient les vrais patrons de ces petites usines, leur permettant de profiter des bénéfices des produits à bas prix sans que leur conscience ne soit entachée par la sueur et le sang des travailleurs. Cela a aussi permis aux consommateurs occidentaux d’acheter d’énormes quantités de biens, souvent à crédit, sans qu’ils se soucient des méthodes de production. Une vague d’indignation ponctuelle pourra voir le jour contre telle ou telle enseigne, mais ce sera sans une appréciation globale des méthodes de production que des entreprises comme Wal-Mart ont introduites, sans appréciation non plus des pratiques commerciales qui ont été normalisées et qui sont à l’origine de telle ou telle campagne d’indignation.


    Les travailleurs bangladais ne sont pas aussi bien placés que les consommateurs occidentaux pour le faire. Pas plus tard qu’en Juin 2012, des milliers de travailleurs de la zone industrielle d’Ashulia, à l’extérieur de Dhaka, ont manifesté pour réclamer des augmentations de salaire et des meilleures conditions de travail. Pendant plusieurs jours, ces travailleurs ont fermé plus de 300 usines, bloquant l’autoroute Dhaka-Tangali à Narasinghapur. Les travailleurs gagnent entre 3000 taka (35$) et 5500 taka (70$) par mois ; ils demandaient une augmentation comprise entre 1500 taka (19$) et 2000 taka (25$) par mois. Le gouvernement a envoyé trois mille policiers pour sécuriser la zone, et le Premier Ministre a vaguement promis qu’elle se pencherait sur leur cas. Un comité composé de trois membres a été créé, mais rien de substantiel n’en a est ressorti.


    Conscients de la futilité des négociations avec un gouvernement entièrement acquis à la logique de la chaîne de fabrication, Dhaka a connu une explosion de violence à mesure que les informations en provenance de l’usine de Rana survenaient. Les travailleurs ont bouclé le secteur de Dhaka, bloquant les routes et vandalisant des voitures. L’insensibilité de l’Association des Fabricants de textile du Bangladesh (BGMEA) a également contribué à jeter de l’huile sur le feu. A la suite des manifestations de Juin, Mr Shafiul Islam, à la tête de la BGMEA, a accusé les travailleurs d’être impliqués dans « une conspiration  ». Il a argué du fait qu’il n’y avait « aucune raison logique pour augmenter le salaire de travailleurs  ». Cette fois-ci, le nouveau Président de la BGMEA, Mr Atiqul Islam, a suggéré que le problème n’était pas la mort des travailleurs ou des mauvaises conditions d’exercice des travailleurs, mais « l’arrêt de la production causé par le mécontentement et les hartals (grèves) ». Ces grèves, a-t-il dit, sont « juste un coup dur porté au secteur de la confection  ». Il ne fait dès lors plus aucun doute que ceux qui sont descendus dans la rue n’ont plus foi en les sous-traitants et en leur gouvernement.


    Les tentatives pour solutionner l’exploitation ont été mises à mal par une pression continue de la part des autorités et par le recours au meurtre. Toute approche visant à faire évoluer le Code du travail au Bangladesh est éclipsée par une exécution très sommaire de la part du Service d’Inspection du Ministère du Travail. On dénombre en tout et pour tout 18 inspecteurs et inspecteurs-adjoints pour contrôler 100 000 usines sur la zone de Dhaka, où sont situées la plupart des usines de confection. Si une infraction est détectée, les amendes sont trop faibles pour initier une quelconque réforme. Quand les travailleurs essaient de se regrouper en syndicat, la répression féroce de la part de la Direction suffit à réduire tout effort à néant. La Direction préfère le recours anarchique à la violence plutôt que le maintien durable de la main-d’œuvre. En effet, la violence a conduit le Gouvernement bangladais à créer une Cellule de Gestion de Crise ainsi qu’une Police Industrielle, non pas en vue de contrôler les violations au Code du Travail, mais pour surveiller les leaders syndicaux. En Avril 2012, des agents de la capitale ont kidnappé Aminul Islam, un des organisateurs clés du Centre pour la Solidarité des Travailleurs au Bangladesh. Il a été retrouvé mort quelques jours après, son corps présentant de nombreuses marques de torture.


    Le Bangladesh est secoué ces derniers mois par des vagues de protestation historiques – la violence terrible qui s’est abattue sur les combattants pour la liberté de la Jamaat-e-Islamien 1971 a entraîné l’arrivée de milliers de personnes à Shanbagh à Dhaka ; cette protestation s’est transformée en une guerre civile entre les deux principaux partis, laissant de côté les appels à la justice pour les victimes de ces violences. Cette contestation a enflammé le pays, avec pour conséquence, une répression assez sanguinaire et une terreur quotidienne contre les travailleurs du secteur de l’habillement. L’accident du Rana Building peut constituer un moment charnière du mouvement de protestation. Sans quoi, il partira à la dérive.


    L’Occident, quant à lui, est bien trop absorbé par les Guerres contre le terrorisme et la crise économique pour espérer une introspection profonde sur le mode de vie qui repose sur une consommation alimentée par le crédit et qui se fait au détriment des travailleurs de Dhaka. Les personnes ayant trouvé la mort dans l’accident de Rana sont les victimes non seulement de la malfaisance de sous-traitants, mais aussi de la mondialisation du 21e siècle.